Enée Rencontrant Didon à Cartage, 1873-1876
Dans ses mémoires, Henry Pearlman décrit l’acquisition de cette aquarelle de Cézanne qui représente une scène de L’Énéide de Virgile. Il avait déjà fait l’acquisition auparavant d’un dessin de l’artiste sur le même sujet. Un jour, il vit une photographie de l’aquarelle dans un livre sur Cézanne et réalisa qu’elle était liée au dessin qu’il possédait déjà – bien que le sujet de l’aquarelle ne soit pas bien identifié dans le livre. Pendant des années, Pearlman guetta l’apparition de l’aquarelle sur le marché de l’art et, lorsqu’elle fut finalement mise en vente par un marchand de Zurich, il put alors l’acheter et la publier en rétablissant le réel sujet de l’œuvre.
Conservatrice Laura Giles :
Dans les deux compositions, Cézanne combine deux épisodes du début de l’Énéide. Dans le premier (tiré du Livre I), Énée, le héros troyen, qui a fait naufrage sur les côtes de Carthage, rencontre la reine Didon. Cette rencontre romantique se termine de façon tragique par le suicide de Didon, après qu’Enée l’ait abandonnée pour accomplir son destin de fondateur de la ville de Rome. Bien qu’il y ait des différences significatives, l’aquarelle et le dessin représentent tous deux Didon sur son trône à gauche, et Énée s’approchant par la droite avec la mer figurée à l’arrière-plan. Énée est également accompagné d’une silhouette voilée et mystérieuse représentant le fantôme de sa femme Créuse, qui a péri lors de la destruction de Troie. C’est son fantôme qu’Énée invoque au Livre II, alors qu’il raconte ses malheurs à Didon. Vers la fin de ce récit douloureux, il décrit le fantôme de Créuse qui lui apparût alors qu’il errait à la recherche de cette dernière dans les décombres de la ville dévastée. Tout d’abord horrifié par l’apparition, il fut finalement consolé de sa perte par le fantôme de Créuse lui-même – et ensuite attristé lorsqu’elle s’évanouit dans le néant alors qu’il essayait vainement de l’étreindre. La réaction ambivalente d’Énée face à l’apparence terrifiante mais poignante de sa femme a pu trouver des ramifications psychologiques chez Cézanne pour qui les femmes – tant comme objets de désir personnel que objets de son regard artistique – étaient à la fois insaisissables et intimidantes. La fusion du thème de l’amour et de la mort, que Cézanne a explorée dans nombre peintures et aquarelles de ses débuts, représentant mort et violence sexuelle, est ce qui a retenu l’attention du peintre dans l’Énéide, tout comme la juxtaposition surnaturelle des vivants et des morts.